LES FEUILLAGES DU AUVENT
4 octobre 2025 – 20 décembre 2025
Contempler une œuvre de Shan Weijun, c’est franchir un seuil. L’encre, fluide et indocile, ne cherche pas à figer une image mais à révéler un monde en devenir. Chaque trace, chaque dilution, chaque réserve de blanc ouvre un espace où le visible se mêle à l’invisible. Ses paysages ne désignent aucun lieu précis : ils sont des archétypes. Frondaisons, ramures, feuillages apparaissent comme autant de respirations, de forces invisibles qui traversent la matière et, par leur morphogenèse, dessinent une véritable architecture du sensible.
Le titre de l’exposition, « Les feuillages du auvent », concentre cette double appartenance. L’auvent, dans son acception première, est un abri : une avancée protectrice qui filtre la lumière et organise la transition entre l’intérieur et l’extérieur. Mais il renvoie aussi à la canopée végétale, à cette voûte mouvante formée par les arbres, où le vent circule comme une musique silencieuse. Cette ambivalence est au cœur du travail de Shan : la nature y devient architecture, et l’architecture retrouve dans la nature son origine.
Ce geste trouve une résonance singulière avec l’œuvre de Jean Prouvé. L’ingénieur-architecte a toujours conçu ses édifices comme des organismes vivants : charpentes élancées, ossatures modulaires, structures légères pensées avec la même économie que les branches d’un arbre. Légèreté, mobilité, justesse : autant de principes qui unissent l’ossature végétale de Shan Weijun et les structures de Prouvé. Comme si le métal, sous la main de l’architecte, rejoignait l’encre, sous le pinceau du peintre, dans une même recherche de simplicité organique.
La pensée de François Cheng éclaire ce rapprochement. Dans Vide et plein, il écrit : « La peinture de paysage ne vise pas à reproduire le visible, mais à révéler l’invisible qui l’anime, le souffle qui relie toutes choses. » Ce souffle, le qi, traverse chaque œuvre de Shan Weijun. Il anime la feuille, fait vibrer la ramure, élève le tronc. La trame arborée devient souffle, et le souffle devient architecture. Cheng ajoute ailleurs : « Dans la beauté d’un arbre, c’est la respiration du monde qui s’offre à nous. » Voilà ce que ses encres donnent à éprouver : la beauté comme respiration universelle.
Les arbres et les feuillages de Shan Weijun ne sont pas des motifs naturalistes. Ils sont des figures ontologiques : ils incarnent une manière d’être-au-monde. Gaston Bachelard l’avait pressenti : « Tout arbre est un temple. » Dans les encres de Shan, les troncs sont colonnes, les feuillages voûtes, les sylves des cathédrales invisibles où le silence tient lieu de fondation. Ces œuvres sont des épiphanies : elles ne se contentent pas de montrer, elles révèlent.
Cette expérience trouve des résonances philosophiques multiples. Chez Merleau-Ponty, pour qui « voir, c’est entrer dans un univers de choses qui se montrent », le paysage n’est jamais objet mais présence. Regarder une encre de Shan, c’est être accueilli dans une spatialité phénoménologique, habiter un espace où le souffle circule. Chez Heidegger, dans Bâtir, habiter, penser, l’habiter est la manière dont les mortels se tiennent sur la terre. La voûte végétale de Shan, dans sa monumentalité discrète, nous dit cela : habiter ne consiste pas à posséder mais à laisser être, à reconnaître dans le feuillage un abri premier.
La poésie amplifie cette méditation. Bashô, maître du haïku, écrivait :
« Sous l’arbre feuillu, personne n’est étranger. »
Ce vers, simple et radical, rejoint ce que montrent les encres de Shan : la nature comme lieu d’accueil universel. Hölderlin, dans une intuition parallèle, affirmait : « Plein de mérite, mais en poète, l’homme habite sur cette terre. » Cette poétique de l’habiter trouve dans l’auvent végétal et pictural de Shan une incarnation concrète : habiter, c’est se laisser traverser par le vent, respirer à l’ombre des feuillages, partager l’espace avec ce qui nous dépasse.
Présenter ces œuvres dans l’école de Jean Prouvé est une mise en abyme. Les charpentes métalliques dialoguent avec les charpentes végétales ; les ossatures de l’ingénieur se superposent aux ramures du peintre. Là où Prouvé inventait des maisons légères, ouvertes, respirantes, Shan fait surgir une architecture organique, mouvante, où le silence devient structure. Comme le rappelait Le Corbusier : « L’architecture est le jeu savant, correct et magnifique des volumes assemblés sous la lumière. » Les encres de Shan suggèrent que la première architecture fut celle des arbres, dressés vers le ciel, et que la lumière filtrant à travers leurs frondaisons en fut le premier vitrail.
« Les feuillages du auvent » sont dès lors plus qu’un titre : ils sont une métaphore. Une méditation sur l’architecture originaire que constitue la nature, et sur la manière dont l’art la rend perceptible. Ils rappellent que le construit et le vivant ne sont pas opposés, mais pris dans une même dynamique. L’œuvre de Shan Weijun montre qu’avant d’ériger nos murs, nous avons habité sous les feuillages — et que nous continuons, en vérité, d’y chercher un abri.
NATHAN CHICHE